le quart d'heure mièvre
C'est Jack. Prononcez « djak » : il est new-yorkais. Tout est chez lui aussi banal que son prénom : cheveux en bataille d'un brun ordinaire, barbe de trois jours, caleçon à carreaux troué pour dormir. Même la fille qui se trouve dans son lit ce matin semble trop courante : une blonde, un numéro de plus dans le répertoire de son portable high-tech digne des plus grands maquereaux. Elle est la vingt-septième. Étudiant en histoire de l'art, Jack est passionné de surréalisme et apprécie particulièrement le temps libre procuré par cette discipline. Il peut ainsi peaufiner ses techniques d'approche, d'attaque, de conclusion. Car Jack est un jeune mâle sans cesse en quête de travaux pratiques, si possible avec un binôme fréquemment renouvelé : il s'agit de progresser. Une façon de se rassurer.
Seulement deux d'entre
elles ont un peu duré. La première, Emma, est restée à
ses côtés durant toute la maternelle. Il l'a sagement
larguée : rentrée du cours préparatoire, elle exigeait qu'il la raccompagne. Déjà, à six ans, il
ne supportait pas d'être soumis à une volonté
autre que la sienne. Et puis il y a eu Catherin durant les six derniers
mois du lycée. C'est avec elle qu'il a fait l'am... non en
fait c'était baiser. Il n'a jamais fait l'amour, ça
demande trop de temps et d'implication. Cette relation a tenu
le temps qu'il lui a fallu pour la convaincre de se donner, qu'il
puisse enfin fanfaronner je suis un homme. Depuis,
vingt-quatre spécimens soigneusement choisis, tâtés,
dragués, consommés, jetés se sont succédés
contre lui. Vingt-cinq depuis dix minutes. Prétexte d'une quelconque révision et à la
porte.
Il désire être
seul. Cette nuit, après des ébats plus que moyens – de l'ordre de 4 sur l'échelle du plaisir procuré
élaborée par ses soins – il a encore songé
étrange. Il a besoin de cogiter, ce rêve devient
récurrent.
Au milieu de la
campagne française, dans un train. Il fixe cette fille en face
de lui, toujours la même. Il ne distingue pas son
visage, il sait pourtant la désirer. Il engage
une conversation triviale à laquelle elle s'adonne
naturelle et enjouée, bien que méfiante voire blasée.
Et puis il ne sait plus bien. Les rêves s'enchaînent
souvent de façon floue. Toujours est-il qu'il se souvient se trouver dans une salle de bain, assis nu sur le carrelage froid, elle sur
lui. Lui en elle. Ils se fixent, essoufflés, apparemment étonnés
par ce qui vient de se passer. Quoi ? Il ne parvient pas à se
rappeler. Ensuite il se réveille en sueur, se demande ce
qu'il lui arrive avant de se rendormir et oublier la moitié de
ce qui le turlupine.
Elle vous a eu ? En tout cas elle se convainc elle-même, parfois. C'est ce qu'elle se raconte pour bien dormir. Ça ne fonctionne pas toujours et pourtant elle persiste. Elle se plait à penser que quelque part il fait de même. Qu'il imagine la croiser et la reconnaître. Ils perdraient le contrôle dès qu'ils se frôleraient, jouiraient en même temps, en trembleraient. Il lui dirait qu'ils se sont trouvés, la persuaderait d'avoir confiance, de ne pas le repousser. Son mensonge amer, chimère de songe, ne dure jamais longtemps mais lui procure la force nécessaire. La dose indispensable pour se dire c'est impossible d'être à ce point formatée manipulable bonne pâte grotesque sans jugeotte ma vieille tu vas encore tomber de haut tu es si mièvre parfois que je m'en écoeure. Vivre sans imaginaire serait simple mais bien moins passionnant pour cette masochiste invétérée.