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La plume pour s'en sortir, pour s'élever plus haut
28 août 2006

°° Histoire sans fin

Histoire sans fin        

          Recroquevillé à la lueur du croissant criblé, il l’observe. Il veut l’être. Cet être qu’il ne connait qu’en paillettes, pixels et papier glacé. Tout ce qu’il sait de lui, c’est ce que les médias veulent bien en dire, c’est ce que le fond de teint et le mascara laissent apparaître. Il sait tout ça.
          Et pourtant il l’aime. Certainement comme des milliers d’autres à travers le monde, il en est conscient... Mais lui c’est différent, il le comprend. Il a percé le grand secret. La musique se diffuse lentement, de plus en plus fort : l’essence de chaque souffle l’enflamme. Chaque mot, chaque note, chaque cri l’imprègne, indélébile.
          Ils proviennent tous deux de la même poussière, c’est sûr. Cette poussière d’étoile à laquelle il fait allusion (illusion), celle qui scintille sur ses paupières closes, ses lèvres douces et charnues, à peine entrouvertes, dans ses cheveux jais et son cou délicat.

***

          Dernières retouches et préparatifs. La coiffeuse et son spray fixant l’asphyxient depuis déjà dix minutes, plusieurs cortèges se succèdent pour squatter son espace vital, ils bourdonnent parlent de lui à la troisième personne semblent proliférer dans la pièce exigüe il va mourir étouffé sous les assauts du spray et des odeurs corporelles de tous ces parasites avant d’avoir pu p...
          Ça suffit. Que tout le monde sorte. Il a besoin d’être seul un moment.

***

          Je n’arrive pas à y croire. Le moment tant attendu est enfin arrivé. Un an que j’imagine le déroulement de cette soirée. Douze heures que je grelotte accoudé à la barrière anti-émeute aussi froide qu’un cadavre. Je l’ai aperçu furtivement alors qu’il sortait du bus de tournée pour effectuer la balance. J’en ai entendu quelques bribes. Ça risque d’être grandiose.
Enfin, le vigile s’approche. Je me crucifie quelques secondes puis avance. Second contrôle : le billet colle à ma main moite de stress. Je pénètre dans l’immense salle, là où tout résonne. Elle tranche avec l’extérieur, le monde virtuel s’est imposé. Je me colle à la barrière qui nous sépare de la scène : premier rang. Peut-être même pourrais-je le toucher.

***

          J’entends déjà les premiers spectateurs entrer bruyamment. Je n’ai pas tant peur d’un échec que de l’après, le moment où je me retouverai seul. Car la délectation dissipée, place au vide. Cette communion avec le public, cette connivence latente, je la recherche jour après jour sur chaque tournée. Mais cela vaut-il la peine de se faire tant plaisir pour finalement souffrir plus encore ? Mes nerfs pourront-ils supporter l’ouverture perpétuelle de mes veines sur chaque scène, tant pour eux que pour moi, le sceptre tiendra-t-il toujours entre mes mains tremblantes, malgré les cicatrices à peine refermées ?

freddie10
***

          Un râle collectif souffle l’éclairage. Les baguettes frappent les fûts. Les rythmes cardiaques se calquent sur le beat meurtrier. Hurlement. La boule au fond de la gorge, du mal à respirer. La basse fréquence qui cimente chaque morceau, celle que l’on ressent sans la repérer au premier abord, celle qui donne des frissons à l’échine, sournoisement. Hurlement. Les guitar-hero se préparent, le pied droit prêt à écraser la distorsion... Il ne manque que lui, il sait se faire désirer. Ils sont un, la même soif, le même cri. Le cœur est prêt à lâcher tandis que le corps entier se paralyse : Il est là.
          Tous à l’affût du premier gémissement qui s’échappera de la créature adorée.

***

          Ce qu’on se sent seul après une telle apogée de sentiments. Une fois de plus les plaies ont saigné. Mais cette fois, pas le temps de cicatriser. C’était la dernière impudeur. C’était la dernière fois.

***

          Son regard resterait encré, noir, tantôt instable, effrayé, distant, tantôt franc, transperçant, rassurant. Il avait la certitude que leur âmes s’étaient croisées. Il attendit que le lieu soit muet. Tout résonnait encore au creux de ses cages à miel.
          Au dehors, tout lui semblait décuplé, chaque perception, la fraîcheur de la nuit sur ses joues encore ruisselantes, la brise jouant à cache-cache avec son tympan droit. C’est alors qu’il le vit. Il ne l’arrêta pas pour lui avouer toute l’admiration et tout l’amour qu’il portait à son travail et lui-même. Il le regarda s’éloigner jusqu’à ce que la brume l’enveloppe.

***

          Moment d’autarcie, solitude extrême. Les larmes se mêlent à la sueur, puis au jet d’eau brûlante dont je m’asperge.
Je sors pour m’aérer. J’erre. L’air acéré me mord au sang. Et moi je n’en démors pas : il faut que ça s’arrête.
          C’était pourtant si fort, si... Je me suis complètement oublié. Encore. Je ressentais une nouvelle fois chaque mot, chaque note, chaque cri : l’état de l’Homme qui crée. Un être de larmes, de clins d’oeils, de soupirs.
          Non. Ne te laisse pas influencer par le souvenir déformé du plaisir. Pas encore. Tu dois en finir avec tout ce décor en technicolor. À moins de vouloir devenir insensible aux véritables valeurs. Ton âme serait détruite. Tu ne pourrais plus composer, ni même écrire.
          C’est décidé : je me démasque.

Jiod
***

          Je n’y comprends rien. Comment a-t-il pu en arriver là ? Est-ce ma faute ? Notre légère, succinte rencontre aurait-elle précipité sa décision funeste ? Non, tu te donnes trop d’importance chéri.
          Ils disent qu’il s’est jeté du Pont, et que son corps n’a toujours pas été retrouvé.
          Il avait pourtant l’air si heureux hier soir... Nous avons été assez bêtes et égoïstes pour ne pas voir sa détresse. Cette pression qu’il devait supporter, ce poids de la notoriété... Nous n’avons rien vu, trop occupés à notre propre plaisir.

***

Huit ans plus tard...

***

          Une journée de plus, un bout d’âme en moins. Ce boulot harrassant et ennuyeux d’archiviste ne lui convenait décidément pas. Rentrer chez lui ne le soulageait même plus. Il faut dire qu’il régnait dans ce minuscule trois-pièces un innommable capharnaüm, lui rappelant à quel point il détestait sa vie sobre et terne.
          Tiens, s’il s’écoutait un petit CD pour se détendre ? Encore lui faudrait-il les retrouver au milieu de cette jungle de canettes, emballages en tout genre, feuilles blanches froissées de frustration... Finalement, pas besoin de huit spéléologues expérimentés. Les voilà, sous une pile de magazines et revues spécialisées en musique, cet art dont il était dépendant depuis son adolescence, et duquel il navait jamais réellement décroché.
           Il lui fallait quelque chose qui lui rappelle cette époque bénie. Un album du temps où il n’avait à se préoccuper que de son identité et de son bien-être (mal-être). Aujourd’hui, survivre lui prenait bien trop de temps pour s’adonner à ces activités secondaires.
          Tandis qu’il fouinait entre les boîtiers vides et les disques épars, ses doigts rencontrèrent un relief oublié. Réminiscence. Il tressaillit. Ce groupe, cette musique... et lui. Alors qu’il allumait sa chaîne stéréo (seul signe de richesse de l’appartement), des bribes saccadées de souvenirs se bousculaient en son for intérieur...
          C’est alors qu’elle retentit, et qu’il le retrouva, après huit années de silence. Ses index pressèrent, massèrent ses tempes, comme pour ouvrir plus grand ce que sa mère appelait poétiquement “cages à miel”, ses oreilles en somme. La douce mélodie fut sa madeleine.

***

          C’était un jour de pluie, ces jours où l’on voudrait rester chez soi pour ne pas voir le monde tel qu’il est. Mais un simple joint lui suffisait pour se risquer au dehors sans craindre une crise de paranoïa. Étaient-ce les bains de foule de son ex-moi qui l’avaient à ce point traumatisé ? Certainement. Mais après tout, pourquoi toujours ce blocage face à la houle humaine : aujourd’hui plus personne ne lui prêtait attention (qui a dit que le succès était éphémère ? ).
          Difficile de retrouver une vie normale après autant de gloire, pas évident de se retrouver soi-même, sous tout ce maquillage, cette mise en scène. Vivre dans l’ombre, glaciale, après avoir connu la chaleur étouffante des projecteurs...Libération ou descente aux enfers ? Huit ans après sa “disparition”, ne parvenait toujours pas à le déterminer.
          Sa volonté de retourner à l’anonymat, outre la pression que lui assénait la célébrité, avait été motivée par le tarissement de son inspiration le confort apporté par son style de vie avait aseptisé ses sentiments, et par là, leur expression dans l’art.
Il avait atteint son but : il avait sombré dans une profonde dépression après sa dernière exhibition, une descente, ce qui suit toute euphorie et sentiment d’invincibilité. Et l’inspiration était revenue, comme par enchantement.

brianmolko02
***

          À présent que l’être tant aimé jadis avait refait surface, et occupait ses pensées à chaque instant d’ennui, de désespoir ou de réflexion (autant dire la plupart du temps), il ne savait plus vivre pour autre chose que les conversations imaginaires, les rencontres hasardeuses, les rêves incontrôlables qu’ils faisait entre deux insomnies... Son existence semblait bien fade à côté de toutes les vies chimériques, parallèles, qui peuplaient sa boîte crânienne.
          Cette mascarade bienfaisante était devenue tout ce qui l’animait, et de savoir un jour ce qu’était devenu l’homme (il avait réussi à se faire à l’idée que ce n’était finalement qu’un humain, exceptionnel certes, mais humain tout de même) et pourquoi pas le rencontrer, constituait son espoir unique, ce qui le raccrochait au monde des vivants.

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